L’hypothèse d’une arrivée au pouvoir du Rassemblement national (RN) questionne le droit ou non pour un fonctionnaire de désobéir à un ordre. Dans les faits, l’obéissance hiérarchique reste la règle dans la fonction publique et la désobéissance une très rare exception, tant celle-ci peut se voir limitée… Explications :
“Parce que nous servons l’État, nous déclarons dès aujourd'hui qu'aucun d'entre nous n'appliquera de mesures qui contreviendraient aux valeurs de la République. Nous ne serons pas les exécuteurs d'une politique contraire aux principes qui fondent notre attachement au service public de l'éducation”, viennent d'alerter des cadres de l'éducation nationale dans une pétition contre le Rassemblement national (RN) déjà signée par plus de 2 000 personnes. Si le RN a déjà menacé de sanctionner disciplinairement ses signataires dans l’hypothèse où il arriverait au pouvoir, les fonctionnaires ont-ils toutefois vraiment le droit de désobéir à un gouvernement, quel qu’il soit ? Existe-t-il un devoir de désobéissance ? Ces problématiques agitent aujourd’hui la fonction publique.
“Il n'existe pas à proprement parler de droit à la désobéissance du fonctionnaire mais, au contraire, un devoir d'obéissance qui connaît une exception”, explique le collectif Le Sens du service public, à savoir “la situation dans laquelle l'agent reçoit un ordre manifestement illégal et compromettant l'intérêt public”. “En ce cas, souligne le think tank de fonctionnaires, c’est même un devoir de désobéissance qui incombe à l’agent sous peine de sanction.”
Ce devoir de désobéissance est “une réponse éthique face à la pression hiérarchique”, explique le professeur de droit public Emmanuel Aubin en précisant que cette protection statutaire de l’agent “qui doit désobéir face à certains ordres” est applicable depuis une jurisprudence du Conseil d’État vieille de quatre-vingts ans. Par une décision du 10 novembre 1944 (décision Langneur), le Palais-Royal avait en effet dégagé ce principe du “devoir de désobéir du fonctionnaire”en jugeant fondée la sanction prononcée contre un fonctionnaire municipal qui avait obéi à l’ordre réitéré de son maire de verser des prestations de chômage à des administrés qui n’en remplissaient pas les conditions.
Un devoir de désobéissance inscrit dans le statut
Qualifié de “théorie des baïonnettes intelligentes”, ce devoir de désobéissance a depuis été intégré dans le statut de 1983. Il est désormais codifié à l'article L.121-10 du code général de la fonction publique, qui prévoit donc que “l'agent public doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l'ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public”. Reste que l'obéissance demeure la règle dans la fonction publique et la désobéissance, une très rare exception…
“Comme d'autres protections du statut, celle-ci est assez floue et surtout doublée d'une exigence cumulative qui la circonscrit encore davantage”, indique ainsi Mylène Jacquot, de la CFDT Fonction publiques. “Un fonctionnaire non seulement peut, mais doit désobéir dès lors que deux conditions cumulatives sont réunies : l'ordre doit être illégal ET de nature à compromettre gravement un intérêt public”, confirme en effet Emmanuel Aubin.
Le caractère “manifestement illégal” est “déjà une condition difficile à remplir, estime l'avocat Émilien Batôt. Il ne s'agit pas qu'il y ait un débat entre l'agent et son supérieur sur la légalité d'une action, il faut que cette action soit manifestement illégale de manière grossière”. “Mais c'est surtout la deuxième condition qui fait régulièrement défaut, à savoir que l'ordre doit être « de nature à compromettre gravement un intérêt public »”, ajoute-t-il. Et de citer des agents qui sont “régulièrement sanctionnés” par exemple pour avoir refusé de rejoindre une affectation même totalement illégale “dès lors qu'une telle illégalité ne compromet pas gravement un intérêt public”. “Il en va de même d'un agent qui refuse de se conformer aux horaires de service mêmes si celles-ci sont manifestement contraires à la réglementation en vigueur”, ajoute Émilien Batôt.
Une obligation d’obéissance qui prédomine
Aussi, expliquent plusieurs observateurs, trouve-t-on peu de cas d'ordres à la fois “manifestement illégaux” et “compromettant gravement un intérêt public” en jurisprudence. “Dès lors que l'ordre n'est pas manifestement illégal, le juge ne s'intéresse pas à la seconde condition, qui est beaucoup plus difficile à comprendre”, confirme l'avocate Lorène Carrère. Certes, précise-t-elle, des jurisprudences datant des années 1960 reconnaissent des cas d’atteinte à l'intérêt général, par exemple quand un fonctionnaire de police remplace dans un scellé une pierre précieuse par un faux. Plus récemment, en 2012, l'ordre donné par le maire de Biarritz à un policier municipal de ne verbaliser que les infractions de stationnement pendant les fêtes de Biarritz a été considéré comme atteignant gravement l'intérêt public.
“Mais parlons de fictions : qu'en serait-il aujourd'hui si un fonctionnaire de police devait refuser, par exemple, de lacérer les tentes de migrants à Calais ou si un agent municipal refusait de limiter les inscriptions au centre de loisirs aux seuls élèves français ? interroge Lorène Carrière. Ces ordres seraient-ils d'une illégalité si manifeste, et l'atteinte aux intérêts publics serait-elle si grave que ces agents auraient l'obligation de désobéir, en étant assurés de ne pas être sanctionnés ?”
Pour l'avocate, le devoir de désobéissance ne semble “pas permettre de garantir efficacement au fonctionnaire de ne pas être sanctionné s'il devait l'exercer”. “À ce jour, complète-t-elle, le respect de l'obligation d'obéissance hiérarchique domine clairement celui du principe de légalité et le devoir de désobéissance échoue largement à se faire une place.” Ce qui, selon elle, laisserait les fonctionnaires “qui y seraient confrontés au seul choix de quitter leurs fonctions”.
“Désobéir dans la légalité n’est pas chose aisée”
Le collectif Le Sens du service public prévient aussi : le champ de la désobéissance dans la fonction publique est “apprécié de manière extrêmement restrictive” et “ne saurait être imprudemment étendu à ce qui relève de la conscience individuelle de l'agent”. “Ainsi, le seul désaccord, si important soit-il, avec les priorités politiques d'un gouvernement d'extrême droite ne saurait évidemment constituer le fondement d'un acte de désobéissance”, poursuit le think tank en citant un célèbre discours l'ex-vice-président du Conseil d'État Jean-Marc Sauvé pour “résumer la situation parfois délicate dans laquelle peut se trouver un agent public” : “Désobéir dans la légalité n'est pas chose aisée, avait affirmé le haut fonctionnaire en 2013 dans un discours sur la déontologie des fonctionnaires prononcé à l'ENA. Cette problématique place le fonctionnaire dans une situation risquée à un double point de vue, car l'obéissance, comme la désobéissance, peut être coupable.”
Pour Le Sens du service public, il faudrait donc “se garder d'une approche simpliste ou moralisatrice” de la désobéissance “qui fasse fi, au-delà de la conscience individuelle des agents, de leur devoir de loyauté et des enjeux de continuité de l'État et du service public”. Le think tank rappelle aussi que, contrairement aux idées reçues, les fonctionnaires sont titulaires mais aucunement “propriétaires” de leur emploi : “Leur affectation reste donc à la disposition de leur autorité hiérarchique. Ainsi, on peut aisément songer à ce qu'un gouvernement désireux de disposer d'une fonction publique dont le comportement soit conforme à ses orientations pourrait être amené à faire, à savoir prendre des mesures de rétorsion et de mise à l'écart déguisées sous les apparences de mutations opérées dans l’intérêt du service.”
Selon un haut fonctionnaire, les fonctionnaires potentiellement concernés par cette question de l'obéissance ou de la désobéissance aux ordres en cas d'arrivée du RN au pouvoir sont ceux qui “occupent des emplois à la discrétion du gouvernement”.“La question est plus politique que juridique”, indique à Acteurs publics un ancien directeur de cabinet de Premier ministre.
Combien d’actes de désobéissances possibles ?
Un autre haut fonctionnaire appelle quant à lui à “déchausser les lunettes” et à “être objectif” : “La question du devoir désobéissance ne doit pas être posée uniquement en partant de l'hypothèse du RN au pouvoir mais aussi de celle du Nouveau Front populaire (l'alliance de gauche pour les élections).” “Ce sera le même cas de conscience pour la majorité des hauts fonctionnaires si les ordres proviennent d’un ministre originaire d’un parti ou d’une coalition dont certains de ses membres ont appelé à tirer sur des policiers ou ont un comportement en toutes circonstances manifestement et de façon assumée, totalement antisémite”, estime-t-il ainsi en questionnant les marges de manœuvre qu'auraient les hauts fonctionnaires “en cas d’arrivée au pouvoir d’un parti extrémiste, qu’il soit de gauche ou de droite”.
Pour “rester dans le droit”, indique ce fin observateur de la fonction publique, un haut fonctionnaire “devra être capable, simultanément, de déceler dans l’ordre ou l’instruction qui lui sera donné(e), l’atteinte à un principe supérieur de civilisation ou de droit international, mais aussi de pouvoir apprécier le caractère manifestement illégal et de compromission grave d'un intérêt public de l'ordre donné”. “Faute de définition précise, affirme-t-il, cela peut se révéler assez compliqué à établir” et ledit haut fonctionnaire “devra avoir le courage de s’opposer à l’ordre“.
Aux yeux de ce haut fonctionnaire, le nombre potentiel de refus d'exécuter des ordres resterait donc “assez faible”, d’abord pour des raisons de risque juridique “très important, le refus d'obéissance étant passible de la radiation des cadres pure et simple”. Mais aussi, ajoute-t-il, parce que ce refus “concernera uniquement ceux qui auront assuré leurs arrières sur le plan financier”.
26 juin 2024
Bastien Scordia
pour ACTEURS PUBLICS