Agents publics : tout savoir sur la suspension conservatoire


ANALYSE JURIDIQUE :

La suspension est une décision à caractère provisoire et conservatoire, qui vise à écarter temporairement un agent public qui a vraisemblablement commis une faute grave.

Dans cette analyse, Sébastien Cottignies, avocat, et Andréa Vialeton, élève avocat, expliquent ce dispositif. 

L’administration acquiert parfois la connaissance d’informations la conduisant à penser que l’un de ses agents a commis des faits gravement fautifs, appelant une réaction rapide de sa part pour préserver le bon fonctionnement du service. La suspension de l’intéressé peut alors être prononcée pour l’écarter temporairement du service pendant la durée nécessaire au déroulement d’une ­procédure disciplinaire contradictoire.

Conditions nécessaires

Un employeur public peut, même sans texte, suspendre n’importe lequel de ses agents, qu’il s’agisse d’un fonctionnaire titulaire ou stagiaire, d’un agent public contractuel ou de l’un de ses salariés. Les conditions requises pour prononcer une telle décision sont d’ailleurs identiques, tout en nuançant le propos pour les salariés. Relevons, à cet égard, que si la réglementation a longtemps été silencieuse sur la situation des agents contractuels, elle comporte ­désormais quelques dispositions utiles (1).

Une suspension conservatoire ne revêt pas le caractère d’une sanction disciplinaire, mais constitue une mesure conservatoire, qui a pour objet d’écarter temporairement l’intéressé du service. Selon la formule issue de la jurisprudence administrative, elle peut être légalement prise dès lors que l’administration est en mesure ­d’articuler à l’encontre de l’intéressé des griefs qui ont un caractère de vraisemblance suffisant et qui permettent de présumer que celui-ci a commis une faute grave. Bien évidemment, cette appréciation est réalisée à la date de la décision.

Deux conditions cumulatives sont ainsi requises : gravité et vraisemblance. Par conséquent, des faits très graves ne sont pas de nature à justifier une suspension conservatoire si l’administration ne dispose pas d’éléments suffisamment probants pour engager sérieusement la responsabilité de l’intéressé. De la même manière, des faits matériellement établis ne peuvent pas donner lieu à une suspension de l’agent s’ils ne sont pas d’une ­gravité suffisante (2).

La gravité peut porter sur des manquements d’ordre strictement professionnel ou résulter de faits pénalement répréhensibles, même commis dans un cadre privé, en particulier s’ils sont de nature à jeter le discrédit sur l’administration employant l’intéressé ou sur les fonctions exercées (3). Les manquements aux obligations susceptibles de justifier une suspension conservatoire sont nombreux : comportement particulièrement agressif, irrespectueux et désobligeant vis-à-vis de collègues (4), manquement à la probité, cumul d’activités prohibé, ­harcèlement moral ou sexuel, voire une nonchalance caractérisée doublée d’un manque de ­considération provoquant la désorganisation du service (5).

La vraisemblance suffisante est appréciée au regard des informations dont dispose effectivement l’administration à la date de la décision (6). Il est donc parfois nécessaire d’attendre quelques jours pour rassembler des éléments complémentaires visant à mieux étayer les faits. Si l’administration est parfois sanctionnée parce qu’elle agit dans la précipitation, sans disposer d’éléments probants, le classement sans suite par le procureur de la République postérieurement à la décision ne l’entache pas nécessairement d’illégalité (7).

En outre, la circonstance que des faits retenus pour fonder une suspension ne soient ensuite pas retenus contre l’agent sanctionné n’est pas suffisante pour la critiquer utilement dès lors que l’administration ne disposait alors pas des éléments issus du débat contradictoire ayant suivi (8). D’ailleurs, si postérieurement à la décision, il s’avère que les faits ne peuvent pas être personnellement imputés à l’agent ou ne sont pas aussi graves que ne le laissent présumer les premiers éléments recueillis, l’administration peut, et même doit, abroger la suspension prononcée.

Si l’édiction d’une suspension conservatoire est soumise à des conditions de fond, la forme est, quant à elle, très libre car elle n’est soumise à aucune exigence de motivation, ne figure pas au nombre des décisions ne pouvant être prises qu’après que l’agent a été mis à même de consulter son dossier et n’a pas à être précédée d’un débat ­contradictoire (9).

L’autorité disciplinaire qui prononce une suspension doit, en principe, saisir sans délai le conseil de discipline, c’est-à-dire rapidement, et la situation de l’agent doit être définitivement réglée dans un délai de quatre mois. La volonté du législateur est de limiter la durée de la suspension, mais non d’enfermer dans un délai déterminé l’exercice de l’action disciplinaire. Libre donc à la collectivité d’engager une procédure disciplinaire et d’appliquer une sanction alors que la suspension a pris fin, dans la limite, toutefois, du délai de prescription de trois ans (10).

Situation de l’agent suspendu

Le fonctionnaire suspendu reste en position d’activité de sorte que sa carrière continue de se dérouler normalement, et la période compte pour la retraite.

En revanche, la suspension emporte généralement des effets sur la rémunération de l’agent, qui conserve son traitement, ainsi que l’indemnité de résidence et le supplément familial de traitement, mais les primes et indemnités ne sont en principe pas versées (11), au moins celles liées à l’exercice effectif des fonctions (12).

Pour la même raison, l’agent suspendu n’acquiert pas de droit à congés annuels (13), mais, si l’administration les lui accorde, il peut, le cas échéant, prendre les congés antérieurement acquis. En tout état de cause, s’il est radié des cadres de la fonction publique à l’issue de sa suspension, il ne sera pas fondé à demander le versement d’une somme quelconque pour indemniser les congés non pris (14).

Les congés qui sont accordés de droit, sur simple demande de l’agent, obéissent à un régime différent. L’articulation entre la ­suspension conservatoire et le congé de maladie a d’ailleurs donné lieu, ces dernières années, à plusieurs décisions du juge, dont il ressort que la suspension d’un agent placé en congé ne prend effet qu’au terme de ce congé.

Si, inversement, l’intéressé produit un certificat d’arrêt de travail pendant sa ­suspension, il sera nécessairement placé en congé de maladie et sa suspension ­interrompue, même si l’administration dispose de la faculté de le suspendre à nouveau à l’issue de son congé (15), à tout le moins dans la limite du délai de quatre mois ­courant a priori à compter de la suspension initiale (16).

L’agent suspendu est délié de ses obligations professionnelles et, sauf s’il est ponctuellement convoqué, ne dispose donc d’aucun titre pour se rendre sur le lieu du service sauf à commettre un ­nouveau ­manquement disciplinaire.

Durée et issue

Une suspension conservatoire ne produit ses effets que pendant la période nécessaire au déroulement de la procédure disciplinaire. Dès lors, la notification d’une sanction met nécessairement fin à la suspension, même si le délai de quatre mois initialement retenu n’est alors pas expiré.

Toutefois, l’administration se trouve assez souvent dans une autre situation : le délai de quatre mois arrive à terme, mais la procédure disciplinaire n’est pas achevée, par exemple, parce que les faits sont susceptibles de recevoir une qualification pénale.

L’agent suspendu doit alors, en principe, être réintégré dans ses fonctions. Ce n’est que s’il fait l’objet de poursuites pénales que son employeur peut, par une décision motivée, refuser cette réintégration en se fondant sur l’intérêt du service ou sur une décision de l’autorité judiciaire, comme une mesure de contrôle judiciaire (interdiction d’entrer en contact avec des personnes présumées victimes, d’exercer une activité déterminée, de paraître en tel lieu, etc.). Précisons que la notion de poursuites pénales vise uniquement les cas où l’action publique est mise en œuvre contre l’agent (plainte avec constitution de partie civile, mise en examen, information judiciaire, renvoi devant une juridiction répressive…).

A l’inverse, une plainte simple, même suivie d’une enquête préliminaire, ne met pas en œuvre l’action publique et ne justifie donc pas une prolongation de la ­suspension (17).

Lorsqu’elle refuse la réintégration de l’agent dans ses fonctions antérieures, l’autorité administrative peut, au regard de la situation et s’il s’agit d’un fonctionnaire, lui attribuer provisoirement une autre ­affectation, procéder à son détachement d’office pour lui confier temporairement d’autres fonctions, ou encore prolonger la mesure de suspension en l’assortissant, le cas échéant, d’une retenue sur rémunération qui ne peut être supérieure à la moitié. L’agent continue cependant à ­percevoir l’intégralité des suppléments pour charges de famille.

La prolongation de la suspension au-delà de quatre mois et ses mesures alternatives peuvent produire leurs effets jusqu’à ce que le juge pénal ait définitivement statué. De la sorte, cette période peut être relativement longue car l’action publique n’est pas éteinte lorsque le jugement est frappé d’appel (18). En cas de non-lieu, de relaxe, d’acquittement ou de mise hors de cause, l’autorité hiérarchique procède au rétablissement dans ses fonctions de l’agent et doit alors dresser un procès-verbal indiquant la date de ce rétablissement (19).

Précisons, pour terminer, que les suspensions conservatoires sont fréquemment contestées devant le juge de l’excès de pouvoir et il n’est pas rare qu’elles soient annulées pour un motif tenant à l’absence de gravité ou de vraisemblance suffisante. Toutefois, une telle annulation ne suppose l’intervention d’aucun acte pour assurer la continuité de la carrière de l’agent ou régulariser sa situation (20). L’agent peut cependant, lorsque les faits à l’origine de la mesure ne constituaient pas une faute grave, demander la réparation intégrale des préjudices de toutes natures consé­cutivement subis et présentant un lien direct de causalité avec la décision (21)

Notes :

Note 01Décret n° 2022-1153 du 12 août 2022Retour au texte
Note 02CAA de Versailles, 14 février 2023, req. n° 20VE02981Retour au texte
Note 03CAA de Nancy, 22 septembre 2022, req. n° 20NC03574Retour au texte
Note 04CAA de Bordeaux, 2 février 2023, req. n° 21BX00296Retour au texte
Note 05CAA de Nancy, 21 décembre 2023, req. n° 21NC03076Retour au texte
Note 06CE, 18 juillet 2018, req. n° 418844Retour au texte
Note 07CAA de Paris, 2 juin 2023, req. n° 22PA00666Retour au texte
Note 08CAA de Lyon, 21 septembre 2023, req. n° 21LY03657Retour au texte
Note 09CAA de Bordeaux, 26 avril 2023, req. n° 21BX01302Retour au texte
Note 10CAA de Bordeaux, 7 mars 2023, req. n° 21BX02388Retour au texte
Note 11CAA de Marseille, 16 novembre 2004, req. n° 00MA01794Retour au texte
Note 12CE, 25 octobre 2002, req. n° 237509Retour au texte
Note 13CAA de Marseille, 3 avril 2007, req. n° 04MA01459Retour au texte
Note 14CAA de Versailles, 28 mars 2019, req. n° 16VE02916Retour au texte
Note 15CE, 22 juin 2023, req. n° 467598Retour au texte
Note 16CE, 31 mars 2017, req. n° 388109Retour au texte
Note 17Question écrite de Marie-Jo Zimmermann, n° 93579 du 9 mai 2006, Assemblée nationaleRetour au texte
Note 18CE, 12 octobre 2021, req. n° 443903Retour au texte
Note 19Décret n° 2016-1155 du 24 août 2016Retour au texte
Note 20CAA de Paris, 17 mars 2023, req. n° 21PA04220Retour au texte
Note 21CAA de Bordeaux, 26 avril 2023, req. n° 21BX01302Retour au texte

28 juin 2024

La Gazette des Communes